Lentilles de contact et vente par Internet

Écrit par Matthew Robinson le . Dans la rubrique Jurisprudences

LentillesLa vente de dispositifs médicaux, comme les lentilles de contact et leurs produits d’entretien, est en plein essor sur Internet. Moindre coût et livraison à domicile séduisent bon nombre d’internautes, d’autant que la banalisation de la délivrance de ces produits sans avis médical donne l’impression qu’il s’agit d’un bien de consommation courant. Les instances européennes privilégient d’ailleurs régulièrement l’aspect commercial en favorisant la libre circulation de ces produits au détriment des mesures de santé publique prises par certains pays de l’Union, à tel point que de nombreuses situations paradoxales existent.

Il convient de commencer par un petit historique pour mieux comprendre la genèse de telles situations. Dans un souci de santé publique, la jurisprudence et le législateur ont toujours estimé que l’adaptation des lentilles de contact était un acte médical et qu’il convenait qu’il le reste. Ce n’est pas un hasard si ces produits sont classés parmi les dispositifs médicaux. Malgré leur banalisation, il s’agit de véritables prothèses, posées directement au contact de l’oeil et pouvant interagir avec les problèmes de santé ou les traitements du patient. L’ophtalmologiste connaît les risques d’un mésusage des lentilles et, lorsqu’il fait preuve du sérieux censé caractériser son exercice et qu’il respecte la loi, remplit son devoir d’information au moment de la consultation d’adaptation. Rien ne vaut la prévention en ce domaine où un patient, qui s’obstine 48 à 72 heures à vouloir porter ses lentilles alors qu’il ressent une gêne inhabituelle avec son équipement, au mépris des informations que lui a données le médecin, peut devoir subir une greffe de cornée en raison de séquelles cornéennes sur abcès, par exemple.
Le port des lentilles de contact, du fait de nouveaux matériaux, a été grandement facilité ces dernières années et la demande a augmenté. Les ophtalmologistes français, dont le nombre a été administrativement régulé, privilégiant parfois le traitement de problèmes de santé plus lourds comme le glaucome ou la dégénérescence maculaire liée à l’âge, freinant ainsi les ventes potentielles de lentilles de contact, n’ont pu que constater le développement des adaptations réalisées par certains opticiens, malgré la jurisprudence, afin d’écouler un plus grand nombre de produits. Comment en vouloir à ces professionnels de santé, dont une grande partie de la formation est axée sur le commerce et sur la vente ? Le patient est devenu client.
Que cet opticien soit optométriste n’y change rien. Qu’un diplôme supplémentaire permette à un opticien d’étudier les principes optiques de la contactologie, lui donne des notions de fabrication et lui permette d’accroître ses connaissances des produits qu’il est amené à vendre, ne lui confère pas pour autant le droit de réaliser un acte médical, aussi anodin puisse-t-il paraître au béotien.

Un patient pour l’un, un client pour l’autre

Rien d’illogique à ce que la vente des lentilles de contact fût libre dans les magasins d’optique puisque l’acte médical de l’adaptation prévenait toutes dérives. En confondant client et patient, dans un environnement où les revenus sont uniquement générés par la vente, et en instaurant de fait une délégation de tâche qui n’a pas lieu d’être, on privilégie les emplois et le développement de grandes chaînes d’optique prêtes à financer bien des campagnes… publicitaires, mais on en oublie la santé publique.Lunettes

N’est-ce pas éxagérer que de dire cela ? Les chiffres de matériovigilance ne sont pas inquiétants, si l’on en croit l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps). La loi oblige les professionnels de santé à déclarer les incidents pouvant nuire gravement à la santé. La perte de la vision d’un oeil est-elle considérée comme une nuisance grave ? Non, si l’on sait que ce problème ne donne droit qu’à une très faible indemnisation en cas de préjudice. En cas de mésusage, la déclaration n’a pas lieu d’être.
De plus, les procédures de déclarations sont, pour les médecins, chronophages, peu pratiques et « administratives ». Elles les exposent aux récriminations de certains fabricants, à des mésententes avec leurs correspondants opticiens et leur donnent l’impression de ne déboucher sur rien. Ce qui compte avant tout pour le praticien, c’est de guérir le patient. Beaucoup estiment que faire une déclaration en matériovigilance est une perte de temps, temps qu’ils emploieront mieux à soigner d’autres patients.
L’opticien, lorsqu’il sait qu’il a lui aussi un devoir de déclaration, n’a pas intérêt à le faire pour autant, surtout si c’est lui qui a adapté les lentilles qui posent problème. Perte de temps, tracasseries administratives ou position délicate vis-à-vis du fabricant, là encore les excuses ne manquent pas.
Le fabricant, quant à lui, a tout intérêt à vendre des produits de qualité, principalement dans des pays comme les États-Unis où il peut être condamné à de lourdes sanctions financières. Réagir rapidement en cas de doute ou de problème avéré par le biais de son service matériovigilance est ce que fait classiquement l’industriel. Il est lui aussi des obligations légales, mais il ne veut pas voir son service commercial pâtir ou son produit remis en question, surtout en raison d’un mésusage. Il n’a pas plus intérêt à devoir rendre des comptes à l’Afssaps.
L’Afssaps a des problèmes bien plus importants à gérer, des incidents qui mettent en jeu la vie d’autres patients ou qui font la Une des médias, par exemple.
La fiabilité des chiffres de matériovigilance peut, dans ces conditions, prêter à discussion.

Matériovigilance et monopole

Les professionnels de l’optique ont l’habitude de protéger leur monopole commercial, la santé publique devenant, dans ce cas-là, leur meilleur allié. La grande distribution l’a appris à ses dépens. Interdiction lui a ainsi été faite de vendre les lentilles de contact correctrices ou les produits d’entretien qui y sont associés, malgré les avis favorables du Conseil de la concurrence à ce sujet. Mais il arrive parfois que les textes édictés pour protéger une pratique se retournent contre ceux qui les ont appelés de leurs voeux. Il en est ainsi de l’article L 4362-9 du code de la santé publique précisant que le colportage des verres correcteurs d’amétropie est interdit. Ayant les mêmes origines que l’interdiction de la médecine foraine, ce principe empêche, en France, la vente des lentilles par correspondance ou par Internet pour un site basé dans l’Hexagone. Par contre, la législation européenne sur la libre circulation des produits et la concurrence, ainsi que les lois d’autres pays de l’Union, permettent aux consommateurs français d’acheter leurs lentilles par ce biais. Il s’agit là d’un manque à gagner pour les représentants français des fabricants de lentilles et pour les opticiens. Ils font donc front commun pour dissuader leurs clients d’aller se fournir sur le Net.
Ils ont d’autres arguments pour agir ainsi, semble-t-il. La sécurité sanitaire ne pourrait être assurée correctement pour les produits vendus par Internet, en raison de réseaux de distribution passant par des pays extérieurs à la Communauté européenne auprès desquels se fournirait une partie des sites Internet basés chez nos voisins. On peut s’étonner que les autorités sanitaires de ces pays fassent preuve d’un tel laxisme…

La justice française pourrait venir en aide aux fabricants. Une jurisprudence de la 2e chambre civile de la Cour de cassation a décidé, le 6 novembre 2008 (no pourvoi 07-17445), que le juge est compétent pour statuer lorsqu’un site litigieux étranger est accessible depuis l’ensemble de l’Hexagone. Des actions contre des sites qui vendent des lentilles en France par Internet devraient donc être possibles. Reste à savoir ce que la justice européenne pensera de telles actions. Elles pourraient au moins faire gagner de précieuses années aux fabricants et aux opticiens français, le temps que la loi française les autorise à colporter les verres correcteurs.

L’histoire ne s’arrête pas là puisqu’un fabricant de verres de lunettes met, dès à présent, à la disposition des ophtalmologistes une machine permettant d’envoyer directement par Internet les données autorisant la réalisation des verres. Sachant qu’il existe déjà des sites donnant la possibilité d’acheter ses lunettes correctrices sur Internet, les opticiens pourraient être confrontés à une nouvelle concurrence… Il peut être intéressant de lire l’article de Maître Gérard Haas, avocat à Paris, intitulé « Cyber-opticien : un trompe l’oeil ? » pour se faire une idée à ce sujet. On voit bien que le même béotien qui pense que l’adaptation des lentilles de contact n’est pas un acte médical, pourrait être tenté de penser qu’ajuster une monture et des verres ne justifie pas le passage en boutique.

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