Un seul collaborateur libéral par cabinet médical ? Pas selon la loi…

Écrit par Jean-Pierre Sellem le . Dans la rubrique Le fond

« La loi doit avoir autorité sur les hommes, et non les hommes sur la loi. » Ce principe nous vient de la Grèce antique où l’écrivain Pausanias écrivait ces lignes au cinquième siècle avant Jésus-Christ. Il semble que nombre de citoyens modernes oublient cette sagesse. Que faut-il penser, par exemple, de la prétendue limitation du nombre de collaborateurs libéraux qui pourraient travailler au sein du même cabinet médical ? Un médecin installé ne serait pas autorisé à avoir plus d’un collaborateur libéral si l’on en croit un document du Conseil de la concurrence. La loi semble pourtant tout autre.

Deux textes régissent actuellement le statut de collaborateur libéral pour les médecins. Le premier n’est pas propre aux seuls médecins, mais il concerne une grande partie des professions libérales, comme les avocates, les chirurgiens-dentistes ou les kinésithérapeutes, par exemple. Il s’agit de l’article 18 de la loi no 2005-882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises.

Article 18 de la loi du 2 août 2005 :

I. – Les membres des professions libérales soumises à statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé, à l’exception des professions d’officiers publics ou ministériels, des commissaires aux comptes et des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires au redressement et à la liquidation des entreprises, peuvent exercer leur activité en qualité de collaborateur libéral.

II. – À la qualité de collaborateur libéral le membre non salarié d’une profession mentionnée au I qui, dans le cadre d’un contrat de collaboration libérale, exerce auprès d’un autre professionnel, personne physique ou personne morale, la même profession.

Le collaborateur libéral exerce son activité professionnelle en toute indépendance, sans lien de subordination. Il peut compléter sa formation et peut se constituer une clientèle personnelle.

III. – Le contrat de collaboration libérale doit être conclu dans le respect des règles régissant la profession.

Ce contrat doit, à peine de nullité, être établi par écrit et préciser :

1° Sa durée, indéterminée ou déterminée, en mentionnant dans ce cas son terme et, le cas échéant, les conditions de son renouvellement ;

2° Les modalités de la rémunération ;

3° Les conditions d’exercice de l’activité, et notamment les conditions dans lesquelles le collaborateur libéral peut satisfaire les besoins de sa clientèle personnelle ;

4° Les conditions et les modalités de sa rupture, dont un délai de préavis.

IV. – Le collaborateur libéral est responsable de ses actes professionnels dans les conditions prévues par les textes régissant chacune des professions mentionnées au I.

V. – Le collaborateur libéral relève du statut social et fiscal du professionnel libéral qui exerce en qualité de professionnel indépendant.

VI. – Paragraphe modificateur.

Le second n’intéresse que les praticiens. Il s’agit du décret no 2006-1585 du 13 décembre 2006 relatif au médecin collaborateur libéral et au médecin salarié et modifiant le code de la santé publique. Le code de déontologie médicale est ainsi modifié.

Extrait du décret 2006-1585 du 13 décembre 2006 :

Le chapitre VII du titre II du livre Ier de la quatrième partie du code de la santé publique est ainsi modifié :
I. – L’article R 4127-87 est remplacé par les dispositions suivantes :
« Art. R 4127-87. – Le médecin peut s’attacher le concours d’un médecin collaborateur libéral, dans les conditions prévues par l’article 18 de la loi no 2005-882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises.
« Chacun d’entre eux exerce son activité en toute indépendance, sans lien de subordination, et dans le respect des règles de la profession, notamment le libre choix du médecin par les patients et l’interdiction du compérage. »

La loi et le décret parlent d’ « un collaborateur libéral », mais faut-il donner un sens restrictif au déterminant précédent le terme « collaborateur libéral » ? La loi ne stipule pas « un seul » collaborateur. Que dire, dans ces conditions, de l’interprétation possible de la loi ?

Une prétendue restriction…

Le conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) a longtemps appelé de ses voeux l’adoption d’une loi créant le statut de collaborateur libéral. Il y a travaillé depuis 2002 et présentait déjà le projet de ce qu’il appelait « l’assistant collaborateur libéral » dans les colonnes de son bulletin de décembre 2003. À l’époque un amalgame était fait entre médecin assistant (régi par l’article R 4127-88 du code de la santé publique) et collaborateur libéral (qui n’existait pas encore).collaborateur libéral médical
Selon le docteur Gérard Zeiger, vice-président du conseil national, ce dispositif devait « contribuer à redonner aux jeunes praticiens l’envie de se diriger vers la médecine libérale » en leur « offrant la possibilité d’exercer dans des conditions plus souples » en raison de « la peur des contraintes excessives qu’implique, à leurs yeux, l’exercice en médecine libérale ». Pour le praticien installé, cette solution devait lui permettre de se former, de consacrer plus de temps à sa famille, de récupérer après des gardes ou même de préparer sa succession, selon le CNOM.
Malgré cette volonté affichée de liberté, le conseil de l’ordre émettait néanmoins des réserves : « Le collaborateur peut exercer à temps partiel chez plusieurs médecins (mais l’ordre demande qu’un médecin ne puisse pas avoir plusieurs collaborateurs sur divers sites, pour éviter une dérive vers le patronat médical). »

En octobre 2005, alors que la loi a été promulguée, mais que le décret concernant le médecin collaborateur se fait attendre, le bulletin du CNOM réaffirme que ce statut « devrait apporter beaucoup de souplesse à l’exercice médical. » Ce statut est fait pour éviter les tracasseries administratives selon Gérard Zeiger.

Dans ces conditions, on peut s’étonner de retrouver au sein de l’avis no 08-A-15 du 29 juillet 2008 relatif au projet de décret portant code de déontologie des masseurs-kinésithérapeutes, donné par le Conseil de la concurrence, ce qui est présenté comme une analyse comparée des dispositions restreignant les modalités d’exercice de la profession. Sans aucune explication et sans avoir l’origine de cette interprétation, censée être basée sur l’article R 4127-87 du code de la santé publique et la loi du 2 août 2005, le Conseil de la concurrence explique que « le médecin ne peut s’attacher le concours que d’un médecin collaborateur libéral ». Cette affirmation est d’autant plus étonnante que le Conseil de la concurrence fait référence à l’article R 4127-276 du code de la santé publique concernant les chirurgiens-dentistes, qui lui ne peut prêter à discussion : « Le chirurgien-dentiste doit exercer personnellement sa profession dans son cabinet principal et, s’il en possède un, dans son cabinet secondaire. S’il est titulaire d’un cabinet unique et s’il n’est pas lié par contrat d’exercice avec un ou plusieurs praticiens de l’art dentaire, il peut s’adjoindre un seul praticien ou étudiant. […] »

Un rapport du Conseil de la concurrence paradoxal

La surprise s’accroît encore à la lecture du reste du document du Conseil de la concurrence qui critique vivement et avec de nombreux arguments l’éventuelle limitation du nombre de collaborateurs libéraux pour les kinésithérapeutes.

Extraits de l’avis no 08-A-15 du Conseil de la concurrence

Les dispositions relatives à la limitation du nombre de collaborateurs

75. […] il n’appartient pas à l’Ordre de se substituer aux masseurs-kinésithérapeutes dans les choix économiques qu’ils pourraient faire s’agissant de l’embauche de salariés et en limitant a priori ces choix.

[…]

77. Le troisième argument de l’Ordre porte sur le danger que constituerait la mise en place d’« usines à soins », et plus généralement sur les risques d’une dérive marchande de la profession.

78. Il importe de distinguer toutefois ce qui relève de la dérive marchande et des abus, qui doivent être contrôlés et sanctionnés par l’Ordre au nom de la préservation déontologique de la profession, et ce qui relève d’un exercice de groupe de la profession avec statuts différenciés des acteurs de soins. Les abus ne sont pas la conséquence inévitable d’une libéralisation des structures juridiques d’exercice du métier de masseur-kinésithérapeute.

79. En revanche, le maintien de restrictions juridiques à l’exercice de la profession risque d’une part de détruire les structures existantes qui se sont organisées sous la forme de regroupement de praticiens avec un certain nombre de collaborateurs et d’autre part d’empêcher le développement de ces structures, alors même que ces dernières apparaissent comme une évolution souhaitable pour répondre dans de meilleures conditions aux demandes de soins ainsi qu’aux aspirations des nouvelles générations de praticiens.

80. En effet, l’analyse des expériences étrangères en matière de régulation et d’organisation de la médecine ambulatoire, telle qu’elle a été menée par l’Inspection générale des finances dans un rapport d’enquête no 2002-M-022-02 de mars 2003 ainsi que par l’IGAS dans un rapport no 2004-044 d’avril 2004 montre qu’une pratique intégrée de cabinet de groupe rassemblant plusieurs praticiens facilite la mise en œuvre d’une médecine plus efficace et de meilleure qualité, tout en prenant mieux en compte les attentes des professionnels de santé.

81. La pratique de la médecine de groupe est aujourd’hui très développée dans les pays anglo-saxons, soit que cette pratique collective soit ancrée de longue date, comme en Angleterre, où en 1980 déjà, seulement 14 % des praticiens exerçaient de manière isolée, contre 8,2 % en 2001, soit qu’elle se soit développée plus récemment, mais à un rythme rapide comme aux Pays-Bas, où la proportion de cabinets de groupe est passée de 5 à 55 % en 25 ans ou encore aux États-Unis qui sont passés d’un taux de 40 % de pratique isolée en 1980 à un taux de 25 % en 1999 (source rapport IGF précité).

82. L’analyse des pratiques des cabinets de groupe fait apparaître qu’elles peuvent présenter une plus grande efficience que la médecine en cabinet individuel. En premier lieu, elles peuvent favoriser des gains de productivité. En deuxième lieu, elles ont un impact positif sur la qualité des soins parce qu’elles permettent un retour d’information et l’évaluation des pratiques individuelles par des groupes de pairs. Enfin, elles facilitent l’organisation de permanence de services, évitant ainsi la discontinuité des soins, tout en prenant mieux en compte les aspirations des praticiens quant à l’organisation de leur temps de travail.

[…]

88. Par ailleurs, même si les services de soins de santé sont exclus de la directive européenne Services relative aux libertés d’établissement des prestataires de services et libre circulation des services dans le marché intérieur du 12 novembre 2006, les évolutions en cours au niveau européen montrent que la Commission européenne se satisfait de moins en moins des arguments relatifs à la spécificité du secteur médical français. En effet, il faut rappeler qu’en avril 2006, à la suite d’une plainte d’un groupe financier, la Commission européenne a mis en demeure le Gouvernement français de mettre fin à l’incompatibilité de la loi française relative aux Sociétés d’Exercice Libéral (SEL) avec la liberté d’établissement prévue par les traités européens. En octobre 2007, le même groupe financier a porté plainte contre l’Ordre des pharmaciens et l’État français pour violation du droit communautaire de la concurrence dans le domaine de la biologie médicale.

89. Le Conseil de la concurrence est donc favorable à la suppression dans le texte de l’article R 4321-133 des dispositions relatives à la limitation du nombre de collaborateurs salariés ou non.

On peut donc vraiment s’interroger sur les sources du Conseil de la concurrence lorsqu’il écrit que les médecins ne peuvent avoir qu’un seul collaborateur libéral. Aurait-il pris ses informations auprès du CNOM ?

Le code de commerce et l’esprit de la loi

Que penser enfin de l’article L 239-1 du code de commerce découlant de l’article 26 de la loi du 2 août 2005 ?

Article 26 du code de commerce

Les actions des sociétés par actions ou les parts sociales des sociétés à responsabilité limitée, lorsque les unes ou les autres de ces sociétés sont constituées pour l’exercice des professions visées à l’article 1er de la loi nº 90-1258 du 31 décembre 1990 relative à l’exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé et aux sociétés de participations financières de professions libérales, ne peuvent pas faire l’objet du contrat de bail prévu au présent article, sauf au profit de professionnels salariés ou collaborateurs libéraux exerçant en leur sein.

Le terme « collaborateur libéral » est cette fois au pluriel. Là aussi, l’interprétation est possible.

Pour le savoir, il convient de revenir à l’esprit de la loi. Les débats parlementaires n’ont jamais fait apparaître ce désir de limiter le nombre de collaborateurs libéraux. La loi du 2 août 2005 a été votée dans le but de favoriser le développement des entreprises, pas de leur donner de nouvelles contraintes. L’avis no 364 (2004-2005) de M. Christian CAMBON, fait au nom de la commission des lois, déposé le 1er juin 2005, est particulièrement explicite à ce sujet.

Il ne semble donc y avoir aucune raison légale à une limitation du nombre de collaborateurs libéraux au sein des cabinets. Pas plus qu’il n’y a de raisons à obliger le titulaire à être présent quand le collaborateur est au travail. À partir du moment où le titulaire exerce au sein du cabinet qu’il gère, le collaborateur exerçant en toute indépendance, sans lien de subordination, dans les règles de la déontologie selon la loi, il n’est pas possible de considérer que le médecin fasse gérer son cabinet par son ou ses collaborateurs. C’est heureux si l’on veut réellement que les nouveaux modes d’exercice du XXIe siècle puissent émerger.

 

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Commentaires (3)

  • cathy bottelli

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    Si je comprend bien, une infirmière libérale comme c’est le cas actuellement d’une de mes amie, qui dirigerait dans son cabinet de soins, une petite quinzaine d’infirmières, va échapper de fait à l’usine à Soins et ne tombe pas sous le coup de la dérive marchande! Bizarre.

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  • renaud CAZALIS

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    Le conseil de l’Ordre départementale refuse le contrat de collaborateur entre trois médecins exerçant en SCM et un collaborateur. Il demande à celui-ci de signer trois contrats individuels avec chacun des médecins exerçants dans le cabinet médical.

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