Cigarettes électroniques : état des lieux

Écrit par Jean-Christophe André, Marine Dantec le . Dans la rubrique La forme, Perspectives

Il n’y a pas de fumée sans feu… ni de produits à fumer sans combustion.

Bien que les cigarettes électroniques soient consommées par environ 1,4 million de personnes en France, la question de leur statut juridique n’est, pour l’heure, toujours pas tranchée de manière définitive, au point que les juridictions puissent se prononcer de façon étonnante en la matière.

Câble ressemblant à une ecigaretteC’est le cas du tribunal de commerce de Toulouse qui a ordonné, le 9 décembre 2013, à un vendeur de cigarettes électroniques de cesser toute promotion, propagande et commercialisation de ses produits.

Faisant droit à la demande d’un buraliste, le Tribunal a, en effet, considéré que la société Esmokeclean s’est rendue coupable, dans ses deux boutiques, sur sa page Facebook et sur son site Internet, d’une violation de la loi sur le monopole de l’État sur le tabac, d’une violation de l’interdiction de la publicité en faveur des produits assimilés au tabac et par là même, d’actes de concurrence déloyale à l’égard du buraliste.

Sans surprise, la société Esmokeclean a indiqué souhaiter faire appel de ce jugement. L’appel étant suspensif, elle pourra donc continuer à vendre et à promouvoir ses produits.

Ce premier jugement rendu en la matière est contestable à hauteur de ce qu’il était attendu, pour les raisons suivantes :

 

➔        Rien ne justifie que la vente de cigarettes électroniques soit réservée aux buralistes.

À l’issue d’un raisonnement présenté comme coulant de source – en atteste l’usage répété de l’adverbe “naturellement” —, le tribunal de commerce de Toulouse prend le parti d’étendre le monopole de l’État sur le tabac aux cigarettes électroniques, qui ne pourraient donc pas être vendues en dehors des débits de tabac.

En substance, le Tribunal fonde son analyse sur l’article L 3511-1 du Code de la santé publique, qui définit notamment les produits du tabac comme des « produits destinés à être fumés même s’ils ne contiennent pas de tabac », et en déduit que cette formulation recouvre tous les produits dégageant un fluide gazeux chaud que l’on peut inhaler.

En tant que besoin, le Tribunal appuie également sa démonstration sur une définition de l’Académie française qui précise que fumer, c’est « faire brûler du tabac ou une substance comparable en portant à ses lèvres une cigarette, une pipe, etc., et en aspirant la fumée qui s’en dégage ».

Dès lors, le Tribunal ne voit aucun inconvénient à se substituer au législateur1 en jugeant — “naturellement”, cela va sans dire — que « le législateur a voulu désigner dans cet article, outre le tabac et les cigarettes en contenant, tous les autres produits de substitution, existants ou à venir ; que la cigarette électronique est donc naturellement concernée par cet article ».

Il en résulte donc que l’intégralité des textes relatifs à la lutte contre le tabagisme est applicable à l’affaire qui lui est soumise, en ce comprises les dispositions relatives à la vente aux mineurs, à la publicité et à la vente par correspondance2.

Une fois établie l’appartenance des cigarettes électroniques à la catégorie des « produits du tabac », la deuxième étape du raisonnement du Tribunal consiste à étendre le monopole d’État sur le tabac aux cigarettes électroniques.

À cet effet, le Tribunal vise l’article 564 decies alinéa 2 du Code général des impôts, qui assimile aux « tabacs manufacturés » (i.e. les produits dont la vente au détail est réservée à l’Administration des douanes, qui exerce ce monopole par l’intermédiaire de débitants qui sont tenus de satisfaire à des conditions strictes3) « les cigarettes et produits à fumer, même s’ils ne contiennent pas de tabac ».

Une fois encore, le Tribunal n’hésite pas à s’ériger en porte-parole du législateur-fiscal en l’occurrence —, en affirmant que « l’alinéa 2 de la loi est naturellement applicable aux cigarettes électroniques et donc que ces dernières seront en l’espèce assimilées aux tabacs manufacturés devant l’administration fiscale ».

Le Tribunal déduit de cette lecture que la distribution des cigarettes électroniques relève du monopole de l’État sur le tabac, et doit donc être réservée aux débitants de tabac.

En distribuant des cigarettes électroniques, la société Esmokeclean violerait donc le monopole de l’État et troublerait l’ordre public.

Cette analyse ne manque pas de surprendre, tant pour des raisons d’ordre « technique » tenant au fonctionnement de la cigarette électronique, que pour des raisons de répartition de compétences entre les pouvoirs législatif et juridictionnel.

Les cigarettes électroniques répondent-elles vraiment à la définition des « produits destinés à être fumés même s’ils ne contiennent pas de tabac » ?

Pour mémoire, l’Académie française décrit l’action de fumer comme : « faire brûler du tabac ou une substance comparable en portant à ses lèvres une cigarette, une pipe, etc., et en aspirant la fumée qui s’en dégage ».

Il s’avère en décomposant cette définition que contrairement à ce qu’affirme le Tribunal, les cigarettes électroniques ne devraient pas entrer dans la catégorie des « produits destinés à être fumés même s’ils ne contiennent pas de tabac ».

En effet, toujours selon l’Académie française, le mot brûler signifie « consumer ou endommager par le feu ».

Or, selon le rapport et avis d’experts sur la cigarette électronique de l’Office Français de Prévention du Tabagisme (avec le soutien de la Direction générale de la santé), paru en mai 2013, « le terme d’e-cigarette ou cigarette électronique désigne un produit fonctionnant à l’électricité sans combustion destiné à simuler l’acte de fumer du tabac », sachant que le mot combustion provient du latin combustio qui signifie « action de brûler par le feu ».

L’expression « faire brûler » est donc manifestement inadaptée à la cigarette électronique, dont le fonctionnement ne produit pas de combustion.

Les cigarettes électroniques ne sont donc pas des produits à fumer, et devraient être exclues du champ du monopole des débitants de produits du tabac.

La commercialisation de cigarettes électroniques ne devrait donc être soumise à aucune autorisation particulière, et aucune restriction particulière ne devrait en outre leur être opposée quant à leurs lieux de vente.

En préjugeant de l’intention du législateur, le Tribunal n’outrepasserait-il pas son pouvoir juridictionnel ?

La manière dont le Tribunal étend le monopole d’État sur le tabac aux cigarettes électroniques résulte ni plus ni moins d’une extrapolation de l’intention du législateur d’appliquer des textes existants à une catégorie de produits nouveaux, ce qui est critiquable.

En effet, un tel postulat ne va pas de soi, dans la mesure où le principe de la séparation des pouvoirs interdit aux tribunaux de se substituer au pouvoir législatif.

Non content de procéder à une lecture extensive de la loi quant aux lieux de vente des cigarettes électroniques, le Tribunal raisonne de manière identique en ce qui concerne la publicité en faveur des cigarettes électroniques.

 

➔        L’application des textes relatifs à la publicité en faveur des produits du tabac aux cigarettes électroniques est discutable.

L’assimilation des cigarettes électroniques aux produits du tabac par le Tribunal revient à ce que « l’intégralité des textes relatifs à la lutte contre le tabagisme sont applicables [sic] au cas de l’espèce, en particulier en ce qui concerne les restrictions apportées par la loi notamment à […] la publicité » et que « les articles L 3511-1, L 3511-3 et L 3511-4 du Code de la santé publique » soient applicables aux cigarettes électroniques.

En décidant là encore d’appliquer des textes existants à un produit nouveau, le Tribunal tranche donc dans le sens d’une interdiction générale de la publicité en faveur des cigarettes électroniques, puisque l’article L 3511-3 du Code de la santé publique interdit la propagande ou la publicité en faveur des produits du tabac.

Concernant en particulier les logos utilisés sur le site internet de la société Esmokeclean (reproduits ci-dessous), le Tribunal se place en outre sur le terrain de la publicité indirecte en faveur des produits du tabac, interdite par le même article.

Logos reproduits dans le jugement

Le Tribunal relève en effet que ces logos reprennent les codes couleur et police des marques Marlboro et Camel, et en déduit qu’ils devraient être considérés comme une publicité indirecte en faveur des produits du tabac, constituée lorsque par son graphisme, sa présentation, l’utilisation d’une marque, d’un emblème publicitaire ou un autre signe distinctif, une publicité rappelle un produit du tabac.

Ce faisant, il est intéressant de relever que le Tribunal dénature l’esprit du texte initial relatif à la publicité indirecte en faveur du tabac ou de ses produits.

En effet, l’interdiction de la publicité indirecte (mention d’une marque spécifique de tabac) ou propagande (référence au tabac en général) en faveur du tabac ou de ses produits prévue par le Code de la santé publique a été créée afin de sanctionner les marques de cigarettes qui communiquaient pour leurs produits via un service ou un produit “alibi” (tels que la vente de vêtements sous la marque Marlboro ou l’organisation du Camel Trophy).

En l’espèce, s’il est vrai que la référence, sur le site internet de la société Esmokeclean, à des marques connues de produits de tabac est très maladroite, il n’en demeure pas moins que les cigarettes électroniques sont par essence destinées à offrir une alternative au tabac, et n’ont donc aucun intérêt à en faire la promotion, même de façon indirecte.

Cela étant dit, il convient néanmoins de garder à l’esprit qu’à ce jour, la France n’a adopté aucun cadre législatif ou réglementaire en la matière4. Dès lors, les tribunaux bénéficient donc d’un large pouvoir d’interprétation quant à la publicité, directe ou indirecte en faveur des cigarettes électroniques. La prudence doit donc être de mise lors de la communication en faveur de ces produits.

Tout autant critiquable qu’il soit, ce premier jugement rendu en matière de cigarettes électroniques présente au moins l’avantage de témoigner du climat d’insécurité juridique qui règne autour de la commercialisation des cigarettes électroniques, et révèle la nécessité de légiférer rapidement en la matière.

À cet égard, dans le cadre de la révision de la Directive 2001/37/CE sur les produits du tabac, le Parlement européen et le Conseil se sont accordés le 18 décembre 2013 sur l’encadrement de la cigarette électronique.

 

➔        La décision du tribunal de Commerce de Toulouse pourrait-elle être conforme à la proposition de Directive sur les produits du tabac ?

La Directive sur les produits du tabac (2001/37/CE) établit des règles concernant la production, la présentation et la vente de ces produits, c’est-à-dire les cigarettes, le tabac à rouler, le tabac pour pipe, les cigares, les cigarillos et d’autres formes de tabac sans combustion, telles que le tabac à priser.

Cette Directive est en cours de révision, afin de l’adapter à l’évolution du marché, des connaissances scientifiques et de la situation internationale.

Ainsi, la proposition de Directive introduit de nouvelles dispositions concernant des produits qui n’étaient pas spécifiquement réglementés jusqu’à présent, tels que les cigarettes électroniques, qui seront dorénavant encadrées par l’article 18.

Il résulte de celles-ci que la commercialisation de ces produits demandera quelques efforts d’adaptation aux fabricants et importateurs de cigarettes électroniques, puisqu’ils devront, par exemple, notifier leurs produits aux autorités compétentes dans les six mois précédant leur mise sur le marché.

Le packaging des cigarettes électroniques et des recharges devra également être modifié, de manière à revêtir des mentions sanitaires, telles que “ce produit contient de la nicotine, qui est une substance hautement addictive. Sa consommation n’est pas recommandée aux non-fumeurs”.

Certains autres aspects, tels que l’interdiction de vente aux mineurs, l’utilisation d’arômes dans les cigarettes électroniques, ou encore l’interdiction de “vapoter” dans certains lieux, seront en revanche laissés à la libre appréciation des États membres.

Concernant le statut des cigarettes électroniques, la proposition de Directive prévoit de les réglementer soit comme des médicaments si elles sont présentées comme des produits ayant des propriétés curatives ou préventives, soit comme des « produits du tabac », au vu d’un communiqué de presse du Parlement européen en date du 18 décembre dernier.

Dans ce dernier cas, leur concentration en nicotine ne devrait pas excéder 20mg/ml, soit le niveau actuellement autorisé en France.

À noter toutefois que l’appartenance des cigarettes électroniques à la catégorie des « produits du tabac » annoncée par le Parlement a de quoi surprendre, puisque non seulement le texte de la proposition de Directive ne qualifie à aucun moment expressément les cigarettes électroniques de « produits du tabac », et qu’en outre, la définition des « produits du tabac » au sens de la proposition de Directive semble incompatible avec la composition des cigarettes électroniques.

En effet, l’article 2) 34) de la proposition de Directive, définit les produits du tabac comme : « des produits pouvant être consommés par les consommateurs et composés même partiellement de tabac, qu’il soit ou non génétiquement modifié ».

Dans la mesure où, par définition, les cigarettes électroniques ne contiennent pas de tabac, il existe manifestement un doute quant à la possibilité pour les cigarettes électroniques de répondre à la définition européenne des « produits du tabac ».

Et quand bien même les institutions européennes auraient effectivement entendu réglementer les cigarettes électroniques comme des produits du tabac, ce seul fait serait insuffisant pour affirmer que la solution du tribunal de commerce de Toulouse est conforme avec la proposition de Directive, dès lors qu’il existe une dichotomie entre les définitions européenne et française des produits du tabac5.

Sur la base de ces éléments, des incertitudes demeurent toujours quant au statut des cigarettes électroniques (non réglementées comme des médicaments), et donc quant aux lieux de commercialisation de ces produits.

D’ici l’entrée en vigueur de la Directive (prévue en 2014) et sa transposition dans les législations nationales sous deux ans, il est à parier que la question du statut des cigarettes électroniques suscitera des débats animés.

 

 

Jean-Christophe André — Marine Dantec –  Avocats à la Cour — cabinet DDG

 


1— De la session parlementaire de l’année 1990, puisque la loi no 91-32 du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme dite “Loi Evin” est entrée en vigueur en 1991.

2— Articles L 3511-3 et 4 du Code de la santé publique

3— Article 568 du Code général des impôts — Décret no 2010-720 du 28 juin 2010 relatif à l’exercice du monopole de la vente au détail des tabacs manufacturés

4— La circulaire relative à l’interdiction de la publicité en faveur des cigarettes électroniques, annoncée par le gouvernement en mai 2013 n’a toujours pas été adoptée

5— Comme indiqué ci-dessus, en France les produits du tabac sont définis par l’article L 3511-1 du Code de la santé publique comme des “produits destinés à être fumés même s’ils ne contiennent pas de tabac”, tandis que l’article 2) 34) de la proposition de Directive en donne la définition suivante : “des produits pouvant être consommés par les consommateurs et composés même partiellement de tabac, qu’il soit ou non génétiquement modifié”.

 


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