Le médecin soumis à la publicité

Écrit par Jean-Pierre Sellem le . Dans la rubrique La forme

A l’heure de la communication, de l’Internet et face à la concurrence liée à la mondialisation, est-il toujours possible d’interdire toute communication aux médecins français, hors de celle validée par le Conseil de l’Ordre ? Il est évident que cette question divise le monde médical. Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir la presse régionale ou de surfer sur le Net : la publicité médicale est en plein essor. Souvent à l’aide du marketing d’une clinique, les offres fleurissent en France. Il faut avouer que les médecins de l’Hexagone sont très en retard dans ce domaine, que ce soit en comparaison de leurs confrères étrangers (européens ou non), mais aussi des autres professionnels de santé français à qui on laisse bien plus de libertés. Que faut-il en penser ?


La médecine française est prise dans un paradoxe. Les tarifs sont imposés à une grande partie des médecins (médecins conventionnés, secteur 1) contrairement à ce que croit la majorité des patients. Et alors que la technologie médicale progresse chaque jour, que les investissements nécessaires à son exercice s’amplifient, que les charges augmentent ou que les vexations et humiliations administratives sont devenues communes,  leurs honoraires évoluent peu depuis plusieurs années. Les primes d’assurance s’envolent et l’image des médecins dans les médias est au plus bas, jugés responsables de tous les maux : du déficit de la Sécurité sociale en soignant les citoyens (plutôt bien si l’en en croît l’Organisation mondiale de la Santé) pour qu’ils vivent plus longtemps ; d’une partie du problème des retraites en remplissant l’objectif précédent ; de tous les accidents et aléas ; etc.

 

Ce bilan n’est pas là pour tirer une larme à nos lecteurs sur la condition médicale ; il est là pour expliquer les nouveaux enjeux auxquels les praticiens ont à faire face. Soumise à de nouveaux objectifs de rentabilité, bientôt concurrencée par la délégation des tâches, prise dans un carcan déontologique lent à évoluer, la pratique de la médecine, en France, n’est pas prête pour la publicité. Et pourtant…

Un carcan déontologique

Le code de déontologie médicale est clair quant à la publicité : elle est interdite.

Article 19 (article R.4127-19 du code de la santé publique)La médecine ne doit pas être pratiquée comme un commerce.
Sont interdits tous procédés directs ou indirects de publicité et notamment tout aménagement ou signalisation donnant aux locaux une apparence commerciale.Article 20 (article R.4127-20 du code de la santé publique)Le médecin doit veiller à l’usage qui est fait de son nom, de sa qualité ou de ses déclarations.
Il ne doit pas tolérer que les organismes, publics ou privés, où il exerce ou auxquels il prête son concours utilisent à des fins publicitaires son nom ou son activité professionnelle.

Ces mesures sont anciennes et datent d’un temps où la presse écrite était le principal vecteur de publicité. Les émissions télévisées médicales n’existaient quasiment pas et Internet en était à ses balbutiements.

Elles sont indispensables pour éviter toutes dérives, me direz-vous ! Elles sont là pour protéger le patient et notre modèle social. Comment peut-on encore le croire ?

Les hypocrisies de la protection sociale

Il n’y a pas une journée sans que l’on entende parler d’économies de santé. Le patient a le droit de masquer des pans entiers de son dossier médical personnel informatisé à son médecin, mais dans le même temps la Sécurité sociale met en place le « webmédecin » qui permet au praticien de consulter tous les remboursements effectués dans les mois précédents concernant ce même patient. Le but avoué de cet mesure est clair : diminuer les examens redondants et permettre aux médecins de surveiller les patients. Le médecin doit jouer le gendarme de la protection sociale : peu importe la relation de confiance entre praticien et patient indispensable à toute pratique médicale, peu importe le secret médical…
Les médecins sont eux aussi surveillés. Car bien qu’elle leur demande de gendarmer les patients, la Sécurité sociale pense qu’ils ne sont pas capables de se gendarmer eux-mêmes. Les médecins sont censés répondre trop facilement aux demandes des patients et ne pas savoir réfréner les offres qu’ils font aux patients. C’est que l’on doit pouvoir considérer que nous sommes dans une économie de marché. La médecine n’est pas un commerce, mais on la traite comme telle. Enfin pas complètement puisque l’on interdit à cette économie de marché la publicité. Il ferait beau voir la pub faire déraper un peu plus les dépenses de santé !

C’est oublier la situation hypocrite où d’autres professionnels de santé accèdent au statut de prescripteurs-vendeurs et ont la possibilité d’user de la publicité en France : nous parlons des opticiens, bien entendu.
Mais c’est aussi oublier, les soins pris en charge, sous certaines conditions, par la Sécurité sociale de patients partant à l’étranger après avoir vu des publicités sur le Net pour des chirurgies ou des soins qui s’accompagnent de prestations hôtelières ou d’un exotisme dépaysant. Nous parlons bien de soins remboursés, pas de soins esthétiques ; de soins prodigués par des médecins qui ne sont pas soumis aux mêmes niveaux d’exigences que les médecins français et dont les éventuelles complications seront prises en charge par la Sécurité sociale et le système de soins français. Mais aussi le paradoxe de la publicité pour les boissons alcoolisées qui varient au gré des gouvernements et du poids politique d’un électorat viticole ou la liberté donnée aux chaînes de télévision de laisser les acteurs des principales émissions de télé-réalité fumer toute la journée. Des produits néfastes pour la santé jouissent d’une certaine immunité, mais ceux qui soignent leurs méfaits doivent se cantonner à informer sous peine d’être sanctionnés.
Que dire des multiples publicités que chacun reçoit tous les jours dans sa boîte aux lettres électronique pour l’achat en ligne de médicaments ou pour des sites Internet, basés dans d’autres pays de l’Union européenne, permettant de se faire livrer à domicile des produits réservés au monopole de professionnels de santé comme les produits d’entretien pour les lentilles de contact ?
Que dire enfin de la publicité pour les médicaments déremboursés (jugés subitement inefficaces), autorisée depuis que l’industrie pharmaceutique a eu à se soumettre au régime des médicaments génériques.
Il n’y a aucun doute, il existe une véritable hypocrisie en matière de soins, de médicaments et de publicité dans notre pays.

Les médecins, otages de la publicité

Les praticiens sont confrontés à de nouveaux comportements des patients.
Se pose de plus en plus souvent le problème du médecin dont le patient voit une publicité à la télévision ou une pseudo information et qui arrive en réclamant ce produit spécifiquement. Quels outils lui donnent la loi pour résister à des demandes injustifiées ? Le droit de prescription ou plutôt de refuser une prescription qu’il estime inutile, présenté comme l’un des piliers de notre système de santé. C’est sans compter sur des laboratoires pharmaceutiques qui font du lobbying auprès des associations de patients pour influer sur la prescription des médecins. Pas question de faire confiance aux médecins pour résister à la pression des laboratoires d’ailleurs,  des médecins que l’on a voulu protéger d’éventuelles dérives publicitaires liées à la visite médicale ou des médecins soumis à une loi anti-cadeau, votée peut-être un peu comme exutoire aux « affaires » politico-financières qui avaient défrayées la chronique peu de temps avant. Dernier épisode de cette saga : le référentiel de certification de la visite médicale, publié en juillet 2006, par la Haute autorité de santé.

Rien d’étonnant quand on connaît le rôle de la publicité directe sur les consommateurs des médicaments. Les américains l’ont bien compris avec un budget d’environ 2,8 milliards d’euros en 2000 1 uniquement pour le direct to consumer (DTC), la publicité s’adressant directement au patient. Un médicament, pourtant vendu sur prescription médicale uniquement, s’est vu alloué un budget de plus de 160 millions de dollars pour assurer uniquement ce type de communication. Il est pourtant reconnu que les effets d’une telle publicité ne sont pas favorables au patient comme l’indique la revue Prescrire dans son numéro de mai 2006 2. En France, en 2004, d’après les chiffres des entreprises du médicament (Leem), le montant des dépenses de promotion de l’ensemble de la profession s’est élevé à 1,36 milliard d’euros, 86,6% en information médicale et seulement 13,4% en publicité 3. Il faut dire que les choses sont différentes en France, comme en Europe, puisqu’il n’y a pas de publicité auprès du public pour les médicaments qui ne peuvent être délivrés que sur prescription médicale. C’est ce que prévoit le code communautaire des médicaments à usage humain 4. En France, la publicité directe pour un médicament ne peut se faire que pour des produits vendus en pharmacie, sans prescription médicale et non remboursés par la Sécurité sociale puisque le code communautaire prévoit que les Etats membres « peuvent également interdire sur leur territoire la publicité auprès du public à l’égard des médicaments remboursables ».
Certains médicaments font aussi l’objet de restrictions en matière de publicité lors de l’octroi de l’autorisation de mise sur le marché. L’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) est là pour veiller à tout cela et n’hésite pas à faire paraitre des recommandations concernant la publicité grand public d’une classe de médicaments, les veinotoniques par exemple 5.
Alors, pour arriver à ses fins, la publicité va se déguiser et prendre l’aspect d’informations. Des campagnes dans les médias, censées délivrer un message « d’intérêt publique sur la santé », voient le jour. Elles incitent surtout le public à aller consulter, avec la fameuse formule « parlez-en à votre médecin », avec à la clé une possible prescription. Personne n’est dupe et une campagne pour les champignons sous les ongles des orteils a été condamnée, à la demande d’une association de consommateurs, en Belgique pour publicité déguisée 6. Et l’Europe n’est pas la seule touchée par ce phénomène, puisque le Canada a aussi réagi au même type de publicité. Ces campagnes qui ne font pas référence directement à un médicament contournent ainsi la législation et réussissent à interagir avec les prescriptions médicales.

Les publicités de la Sécurité sociale

Il n’y a pas que les laboratoires pharmaceutiques qui interpellent les patients pour faire pression sur les médecins, à l’aide de la publicité. La caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) s’y est essayé concernant le médecin référent. Avec beaucoup moins de succès, puisqu’elle a été condamnée par le tribunal de grande instance de Troyes à ce sujet 7.
La publicité va enfin servir aux institutions pour faire la promotion de l’automédication dans le but de réduire le nombre de consultations médicales et les dépenses de santé, induites en partie par les dérives de la publicité déguisée. Un comble !

Si l’on veut aller jusqu’au bout des choses, il faut aussi considérer que pour bon nombre de médecins, la publicité représente une source d’information, pour ne pas dire de formation. En attendant que le système de justification de formation médicale continue, devenue obligatoire depuis 1996, se mette en place, beaucoup de médecins se contentent des informations que leur donnent les visiteurs médicaux pour se faire une opinion sur un traitement ou sur un appareil. Une partie des praticiens se sert des publicités trouvées dans les magazines pour prendre des décisions en matière de choix de matériels 8. Un article complet sera consacré à ce sujet sur ce site. Il faut espérer que cette situation changera lorsque la seule bonne volonté des médecins ne sera plus l’élément moteur de leur formation continue.

Face à tout cela, ne vaudrait-il pas mieux libérer du carcan dans lequel ils se trouvent les médecins français et les autoriser à faire de la publicité ?


1 – http://www.medcost.fr/html/pharmacies_ph/mag_2002/mag23_eua.htm

2 – http://www.prescrire.org/docu/archive/aLaUne/dossierDTC.php

3 – http://www.leem.org/htm/themes/dossier.asp?id_dossier=103&id_article=418 (Ce site a supprimé son article en ligne)

4 – Directive 2001/83/CE du Parlement européen et du Conseil, du 6 novembre 2001, instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain.

5 – http://ansm.sante.fr/Activites/Publicite-pour-les-medicaments/Recommandations-pour-la-publicite-aupres-du-grand-public/Recommandations-pour-la-publicite-en-faveur-des-medicaments-aupres-du-public/Medicaments-veinotoniques

6 – Sur le site du Sénat belge

7 – http://www.opimed.org/article.php?id_article=13

8 – A daedalus enterprises press release « Medical advertising and respiratory care », janv. 2002

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