Le droit de prescription est-il à vendre ?

Écrit par Matthew Robinson le . Dans la rubrique Variations

En modifiant le code de la santé publique, un amendement au plan de financement de la sécurité sociale remet complètement en cause l’indépendance qui existe depuis de très nombreuses années, pour ne pas dire depuis toujours, entre le prescripteur et le vendeur dans le domaine de la santé en France. Que peut-on attendre de cette décision qui sonne le glas d’un des fondements de notre système de santé, pourtant considéré comme le meilleur du monde ?


Discret débat parlementaire autour d’une réforme majeure des rapports entre le commerce et la médecine. Les opticiens vont vraisemblablement obtenir le renouvellement et l’adaptation de la prescription des lunettes dont l’indépendance était jusque-là garantie par les médecins, plus particulièrement les ophtalmologistes, par le biais du code de déontologie médicale et de son article 261.

L’amendement voté au Sénat prévoit l’introduction dans le code de la santé publique du texte suivant :

Art. L. 4362 10 : « Les opticiens lunetiers peuvent adapter, dans le cadre d’un renouvellement, les prescriptions médicales initiales de verres correcteurs datant de moins de trois ans dans des conditions fixées par décret, à l’exclusion de celles établies pour les personnes âgées de moins de seize ans et sauf opposition du médecin.

L’opticien-lunetier informe la personne appareillée que l’examen de la réfraction pratiqué en vue de l’adaptation ne constitue pas un examen médical« .

L’opticien pourra donc pratiquer un examen de vue afin d’adapter une prescription médicale et de vendre ainsi une nouvelle paire de lunettes qui sera remboursée par la sécurité sociale et les mutuelles. Vaste manne financière pour le monde de l’optique puisque le surcoût pour l’assurance maladie, lié à ces nouveaux remboursements, pourrait être estimé à 10 millions d’euros. Il sera de plus de cent millions d’euros pour les mutuelles. Il est probable que cela aura une répercussion rapide sur l’aggravation du déficit de la sécurité sociale et sur l’augmentation du montant des primes des mutuelles, situation étonnante dans le contexte économique actuel.

Les rapports entre l’assurance maladie et les opticiens sont décidément bien particuliers. La convention nationale des opticiens, conclue le 14 octobre 2003 entre, d’une part, les caisses nationales d’assurance maladie et, d’autre part, la Fédération nationale des opticiens de France et l’Union nationale de l’optique mutualiste s’est substituée à tout accord national, régional ou local qui aurait été conclu antérieurement pour organiser les rapports entre l’Assurance Maladie et cette profession2.
En se référant, par exemple à son article 13, il est étonnant de voir que des opticiens affiliés à des complémentaires santé puissent communiquer sur les avantages financiers qu’ils offrent à leurs clients. Cet article stipule que les opticiens s’interdisent : « […] les procédés destinés à drainer la clientèle par des moyens tels que remises ou avantages en nature ou en espèces […]. Cela fait aussi sourire quand on voit à la devanture de nombreuses boutiques d’optique, reprenant en cela de grandes campagnes médiatiques.

La publicité des opticiens sous surveillance

 

La situation va être tout aussi intéressante au regard de l’amendement qui nous occupe et de cet article 13 puisque les opticiens s’y interdisent aussi : « l’encouragement, gratuit ou en échange d’avantages en nature ou en espèces, de la prescription ou du renouvellement d’une prestation plus coûteuse que celle nécessitée médicalement par l’état de l’assuré ». Il y a vraisemblablement là des incohérences auxquelles l’assurance maladie ne semble pas s’être opposée.
Quand on voit la pugnacité que bon nombre d’associations de consommateurs mettent à faire respecter la remise du devis avec délai de réflexion dans le domaine de la médecine ou de la chirurgie esthétique, il est étonnant qu’il n’y ait pas plus d’actions contre les opticiens qui ont, de par le code de la sécurité sociale, mais aussi de par la convention, des obligations très claires : « Préalablement à la délivrance de la prestation prescrite, l’opticien établit un devis en deux exemplaires. Un exemplaire est remis à l’assuré, le second étant conservé par l’opticien ». Concernant le prix de ces prestations, il y a parfois bien peu de différences pour le patient. Combien d’opticiens remettent un devis et respectent un délai de réflexion que l’on pourrait estimer comme raisonnable ? Ce délai va prendre toute son importance : on ne peut imaginer que le patient n’ait pas le choix, après avoir eu un examen de vue chez un opticien, de pouvoir aller acheter son équipement chez un autre. Va-t-on remettre aussi en cause le libre choix du patient-consommateur ?

Que ce soit dans le domaine financier ou dans le domaine de la pratique, les jurisprudences prouvent que le monde de l’optique n’est pas à l’abri de dérives3. Le droit de prescription du médecin est régi par plusieurs textes de loi dont l’un des plus importants est le code de déontologie. À quand un Conseil de l’Ordre des opticiens, un code de déontologie et des sanctions ordinales ? Est-il possible de ne pas faire confiance aux médecins, sans formation commerciale, pour réguler individuellement leurs actes et de faire confiance aux opticiens pour renouveler et adapter des lunettes qui vont être prises en charge par la Sécurité sociale ?

Plus de responsabilités donc plus de risques

Ces nouvelles responsabilités confiées aux opticiens ne vont pas manquer d’accroître les risques couverts jusque-là par leurs assureurs. En plus d’un nouveau devoir d’information introduit dans la Loi pour les opticiens, à l’origine de multiples condamnations pour les médecins , on peut être certain que va se poser la question de l’obligation de résultat lors d’une adaptation de la prescription initiale lors d’un renouvellement de lunettes. La jurisprudence a montré que l’ophtalmologiste n’avait qu’une obligation de moyens pour la prescription des verres correcteurs. Mais qu’en sera-t-il pour l’opticien qui, en plus de réaliser l’examen de vue à l’origine de la modification des verres, sera le vendeur ? Sans parler de la responsabilité de l’opticien dans un éventuel retard de la prise en charge d’une pathologie oculaire grave : les jurisprudences et la réaction des assureurs vont être passionnantes à étudier.

Les conséquences éventuelles d’un autre amendement vont aussi devoir être examinées à la loupe. Les assureurs ne pourront, là non plus, y rester indifférents. Il prévoit l’incorporation, au code de la santé publique, du texte suivant :

Art. L. 4362 11 : « Les opticiens lunetiers sont tenus de respecter les règles d’exercice et, en tant que de besoin, les équipements fixés par décret ».

Après de nombreuses années de flou, des règles d’exercice devraient voir le jour. On peut penser que ces règles et la liste des équipements tiendront compte des jurisprudences antérieures de la Cour de cassation sur le sujet et des expériences d’autres pays européens où des responsabilités plus importantes ont été confiées aux opticiens. À une époque où la santé publique est une préoccupation majeure du chef de l’État (plan « anti-cancer »), il serait étonnant que le commerce prenne le pas sur la santé surtout quand des pays plus libéraux que le notre ont été contraint de mettre des barrières à la dérive commerciale, au détriment de la santé, que prenait un secteur comme la contactologie, par exemple.
Afin d’éviter tout achat de prescriptions par l’industrie, une article « anti-cadeaux » du code de la santé publique a été mis en place concernant les médecins, les chirurgiens-dentistes et les sages-femmes. Cet article s’applique aux rapports entre médecins et fabricants de verres ou de lentilles de contact. Il est contraignant. Y aura-t-il des contraintes semblables envers les opticiens, sachant que le prix des verres peut être différent en fonction du volume de la commande ?

Les médecins vont-ils avoir le droit de vendre des lunettes ?

Si l’on fait confiance aux opticiens pour être prescripteur et vendeur, au principe de l’égalité devant la loi, il est logique de se demander pourquoi ne pas faire confiance aux médecins, habitués à l’éthique et à la déontologie, pour avoir eux aussi un rôle de vendeur. D’autres pays européens ont déjà modifié leur législation dans ce sens. Les médecins français n’ont pas ce droit actuellement sur le principe de l’indépendance de la prescription et de la vente.

Les opticiens sont des auxiliaires médicaux si l’on s’en réfère au code de la santé publique. Les pharmaciens sont un exemple d’une pratique commerciale dans le monde de la santé, mais leur formation est différente et leur pratique est très encadrée par la législation dans l’intérêt des patients. Les opticiens vont-ils devoir respecter des règles aussi strictes que celles qui s’appliquent aux pharmaciens ? Si le législateur dans ses décrets préfère rester dans le flou, gageons que les juges sauront faire la part entre le commerce et la santé.

 


1 : Article R.4127-26 du code de la santé publique : « Un médecin ne peut exercer une autre activité que si un tel cumul est compatible avec l’indépendance et la dignité professionnelles et n’est pas susceptible de lui permettre de tirer profit de ses prescriptions ou de ses conseils médicaux« .

2 : Convention opticiens-Assurance Maladie sur www.ameli.fr.

3 : cf. l’article intitulé « Etat du droit et optométrie en 2008« .

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Commentaires (3)

  • jacques delemontez

    |

    Gros problèmes pour obtenir satisfaction de mon opticien (ventes de montures mal adaptées)
    comment l’obliger à refaire les travaux ?

    URGENT

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  • jacques delemontez

    |

    demande réponse rapide merci

    Répondre

  • Eric

    |

    Arrêtons de parler sans connaîssance réelle du terrain. Je suis Opticien depuis plus de 16 ans et je pratique des centaines de tiers payant mutuelles par an or les déficites ne concernent que uniquement la Sécurité Sociale et non les organismes complémentaires ou mutuelles car la ministre de la Santé, madame Roselyne Bachelot a déclaré le 14 avril 2008 que  » durant ces quatres dernières années, les organismes complémentaires de santé possède un bénéfice qui est passé de 12% a 23% ».
    Ainsi, tout le monde comprendra que les cotisations de mutuelles qui augmentent chaque année…, ne servent principalement que pour des bénéfices plus important.

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