Législation et verres correcteurs (1/2)

Écrit par Bertrand Hue, Jérôme Monet le . Dans la rubrique Le fond

Prescrire des verres correcteurs : voilà bien un acte journalier pour la grande majorité des ophtalmologistes et ceci depuis la nuit des temps. La législation dans le domaine est bien plus récente…

L’examen de la réfraction qui constitue l’un des piliers d’une consultation d’ophtalmologie (en plus de l’interrogatoire, de l’examen clinique, de l’information et du rôle essentiel de prévention) débouche bien souvent sur la rédaction d’une ordonnance en vue de soutenir la fonction visuelle défaillante d’un patient. Ce geste qui semble si anodin a pourtant des implications sociales et juridiques qu’il nous paraît intéressant de ne pas laisser dans le flou.
Si de par le passé le fait d’avoir prescrit des verres correcteurs à un patient pouvait mettre en danger sa vie, il n’en est plus de même de nos jours. C’est plus la dimension sociale et le côté responsabilité médicale qui sont les enjeux actuels de la signature de notre ordonnance.

Prescrire des verres correcteurs : un choix de société ?

Mais pourquoi diable tous les états du monde ont-ils tendance à légiférer sur les verres correcteurs, leur prescription ou leur port ?
Si l’on en croit les études réalisées pour le projet de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui porte le nom de « Vision 2020, le droit à la vue », les enjeux sont colossaux : « 35 millions de personnes souffrent d’une baisse de vision nécessitant une prise en charge. Ces chiffres augmentent rapidement au fur et à mesure que les populations vieillissent. »
Et il n’y a pas que par l’OMS que la vision et sa correction sont considérées comme une droit : l’ Organisation des Nations Unies au travers de ses différentes commissions (Comité des droits de l’homme, comité des droits de l’enfant, comité de lutte contre la torture…), le Tribunal pénal international, pour Amnesty International, mais aussi pour les Instances juridiques françaises considèrent que le fait de priver un individu de sa correction optique s’assimile à de la maltraitance par isolement du monde extérieur et par souffrance psychologique. Priver une personne de ses verres correcteurs n’est pas un acte anodin. Cela va même encore plus loin dans le cadre de l’article 30 de la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre comme le montre cet extrait : « […] Les frais de traitement, y compris ceux de tout appareil nécessaire au maintien des prisonniers de guerre en bon état de santé, notamment des prothèses, dentaires ou autres, et des lunettes, seront à la charge de la Puissance détentrice. […] ». Il n’est pas évident que ce soit toujours respecté, mais au moins cela a-t-il le mérite d’exister !
Que dire encore des ophtalmologistes qui ont prescrit des lunettes à leurs patients et qui, sans le savoir, les condamnaient ainsi à mort ! En effet pour les Khmers rouges le simple fait de porter une paire de lunettes faisait de vous un intellectuel. Or les intellectuels étaient les ennemis de l’Angkar : la révolution. En tant qu’ennemi vous étiez systématiquement déporté et exécuté…

De façon bien moins dramatique, le droit du travail tant au niveau national qu’international fait référence au port de lunettes, qu’elles soient de protection ou correctrices. Prenons comme exemple l’article R233-1-3e du code du travail (Partie réglementaire – Décrets en Conseil d’État) qui fait état des équipements de protection individuelle contre les effets aigus ou chroniques des sources de rayonnements non ionisants sur l’œil ou encore la réglementation internationale du transport des produits chimiques qui impose le port de lunettes de protection.
Dans le monde du travail, la vue et sa correction sont au centre des revendications. Un extrait des revendications du syndicat CGT cheminots le montre bien :

 « Aménagement de pauses de 20 minutes décomptées en temps de travail au bout de 2 h pour les agents travaillant sur écran ou à pénibilité particulière.
Ces pauses doivent être organisées et figurer au tableau de service.
Possibilité d’organisation du travail pour les agents travaillant sur écran ou suggestion similaire d’utiliser ceux-ci à d’autres tâches dans leur poste de travail afin qu’ils ne soient pas astreints continuellement au travail sur écran .
Amélioration de l’environnement, du matériel, du poste de travail…
De plus, il est reconnu que le travail sur écran peut révéler ou provoquer des troubles visuels. Nous devons exiger un examen médical spécialisé à la charge de l’entreprise en plus de l’examen annuel avant la prise de service ; un suivi annuel au cours de la tenue du poste.
Si en cours de suivi, il ressort une dégradation de la sensibilité des organes visuels, la prise en charge des lunettes et des verres correcteurs (ou lentilles de contact) doit être intégralement pris en charge par l’Entreprise. »

Bien loin de tous ces conflits et des drames sous-jacents, d’autres questions de société se posent à nous qui si elles font sourire de prime abord doivent tout de même nous faire réfléchir. Dans le programme des Nations Unies pour l’environnement, on se pose la question de savoir s’il faut mettre des lunettes de soleil aux moutons paissant sagement dans les pâturages de haute altitude ! De nombreux troubles de la vision ont été recensés chez ces animaux avec comme origine très probable l’effet des radiations solaires majorées par la diminution de la couche d’ozone.

Quelques exemples encore où l’on voit législation et verres correcteurs se côtoyer : la conduite automobile où la réglementation, même si elle n’est pas parfaite, existe là aussi. Ce n’est pas le sujet de cet article, mais difficile de ne pas y penser en ces temps où la sécurité routière est omniprésente et où une « visite d’aptitude » a été envisagée en fonction de l’âge des conducteurs.
Comment envisager que le marché économique représenté par la correction optique par verres ne soit pas réglementé ?

Enfin, chacun d’entre nous est confronté aux plaintes des patients. Que ses plaintes portent sur le confort lié à la correction ou que ces plaintes fassent connaître au médecin l’inconfort des bureaux d’assurances ou des salles d’audience. L’enjeu n’est pas le même et il convient de rappeler que le dialogue et l’information de son patient sont là encore les piliers d’une sérénité bien méritée.

Prescrire : ça veut dire quoi ?

En matière juridique la prescription est un « ordre formel et détaillé » dans le sens qui nous intéresse. En revanche, il s’agit d’une « Recommandation précise, éventuellement consignée sur une ordonnance, en matière de traitement médical ». C’est là la définition la plus communément acceptée même si chaque auteur peut y apporter quelques nuances. Connaître à quoi correspond une prescription est fondamental, car la plupart des arguties et des désagréments peuvent venir de ce que cette notion de prescription est bien souvent confondue avec les notions de remboursement, d’examen de la vision ou de vente quand ce n’est pas avec toutes à la fois… Nous avons la chance de ne pas être encore dans un système où prescrire équivaut à vendre afin de préserver le prescripteur de toutes dérives commerciales.
Bon nombre de patients a aussi l’impression que prescription égale remboursement systématique alors qu’en théorie, il n’en est rien ! Quant à la prescription, si elle se doit de découler de l’examen de la vision, elle reste néanmoins un acte réfléchi, ne se limitant pas à la recopie d’un ticket d’autoréfractomètre.

Le droit de prescription des verres correcteurs ne se limite pas aux ophtalmologistes. Tout médecin, hormis ceux qui n’ont pas le droit de prescription ou un droit limité, est autorisé à faire une ordonnance de verres correcteurs. Et c’est à lui d’en assumer la responsabilité ! Ceci est vrai qu’il se fasse aider ou non dans les examens ayant abouti à cette prescription. Même si les orthoptistes ont obtenu l’autorisation de déterminer la vision objective et subjective des patients, la prescription reste de la responsabilité du médecin.
L’opticien-lunetier a, quant à lui, le droit, en France, de faire des examens de la vision et de délivrer des lunettes aux personnes de plus de 16 ans sans prescription médicale. Il ne peut utiliser un certain nombre d’appareils (en particulier, ceux permettant de mesurer la réfraction oculaire) sous peine d’exercice illégal de la médecine comme le prouvent de nombreuses jurisprudences en la matière.
L’utilisation de collyres médicamenteux, dont les cycloplégiques, lui est aussi interdite. Rappelons enfin, et ce sans aucun esprit polémique, que le code de la santé publique ne fait référence à aucun moment à la notion d’optométriste.
Mais que penser des aides visuelles en vente libre chez les pharmaciens et de la demande faite par les buralistes pour concurrencer opticiens et pharmaciens sur ce créneau ?
Paradoxe que cette situation où des professions n’appartenant pas aux professionnels de santé cherche à investir un secteur prometteur alors que les ophtalmologistes sont tenus à de plus en plus de contraintes comme celle de l’obligation d’information. Il existe même des fiches d’information élaborées par la Société française d’ophtalmologie. La fiche no 20 a pour thème « la réfraction de l’enfant ». Ces fiches ont été élaborées sous la bienveillance de l’Anaes pour aider le praticien à informer son patient. Mais que penser d’un médecin, confronté à un litige, qui aurait pris une autre voie que celle indiquée sur ces fiches ? Que penser de la liberté de prescription quand les références en matière de bonnes pratiques médicales fleurissent et que la substitution est quasiment un devoir pour les pharmaciens ?
Le code de déontologie des médecins précise les modalités de prescription. L’article 34 et ses commentaires nous éclairent : « Le médecin doit formuler ses prescriptions avec toute la clarté indispensable, veiller à leur compréhension par le patient et son entourage et s’efforcer d’en obtenir la bonne exécution.

A la fin de la consultation ou de la visite, le médecin va, dans le cas le plus fréquent, formuler ses prescriptions (conseils, explorations, traitement) par une ordonnance qui engage sa responsabilité. Aussi sa délivrance doit-elle être accompagnée par des explications claires et précises, nécessaires au patient et à son entourage, pour une bonne observance du traitement ». Comme on le voit prescription et ordonnance sont intimement liés. Or le décret de mars 1999 précise à l’article R. 5194 nouvellement rédigé du code de la santé publique, que l’ordonnance doit indiquer lisiblement : le nom, la qualité et, le cas échéant, la qualification ou le titre du prescripteur, son identifiant lorsqu’il existe, son adresse, sa signature et la date à laquelle l’ordonnance a été rédigée ; la dénomination du médicament ou du produit prescrit, sa posologie et son mode d’emploi, et, s’il s’agit d’une préparation, la formule détaillée ; soit la durée du traitement, soit le nombre d’unités de conditionnement et, le cas échéant, le nombre de renouvellements de la prescription.. Elle doit être datée du jour de sa rédaction et écrite de façon lisible afin d’éviter toute méprise sur le nom du médicament, sur les doses, sur le mode d’administration, sur la durée du traitement. Si la prise de médicaments ne doit pas être interrompue brusquement ou sans avis médical, cela doit être bien précisé au patient et à son entourage et inscrit sur l’ordonnance. Certes le port des lunettes n’est pas une prise de médicaments mais les conditions dans lesquelles les lunettes doivent être portées semblent tout aussi importantes.
Par ailleurs, le prescripteur doit apposer sa signature immédiatement sous la dernière ligne de la prescription ou rendre inutilisable l’espace laissé libre entre cette dernière ligne et sa signature par tout moyen approprié afin d’éviter les ajouts et les fraudes.
D’autres commentaires du conseil de l’ordre s’appliquent aussi : « Il [le médecin] doit également s’assurer auprès de son malade et de son entourage que ses prescriptions ont été bien comprises. Il s’agit du respect du devoir d’information du patient figurant déjà dans d’autres dispositions du code de déontologie médicale mais qui a été renforcé par des arrêts rendus par la Cour de cassation les 17 février, 27 mai et 7 octobre 1998.
Certes la liberté du patient reste entière et le médecin ne peut l’obliger à suivre le traitement qu’il a prescrit ou les examens complémentaires qu’il a conseillés mais il doit lui en montrer le bien-fondé pour le motiver à respecter une prescription faite dans son intérêt »
Et cela peut même aller encore plus loin : « Tout certificat, ordonnance, attestation ou document délivré par un médecin doit être rédigé lisiblement en langue française et daté, permettre l’identification du praticien dont il émane et être signé par lui. Le médecin peut en remettre une traduction au patient dans la langue de celui-ci. »
Nous passerons pas ici en revue tous les articles du code de déontologie mais rappelons que l’article 8 affirme la liberté de prescription du médecin : l’ophtalmologiste a donc tout à fait le droit d’indiquer les caractéristiques des verres et des montures qu’il prescrit ainsi que leur marque.
Enfin, l’article 26 fait qu’un ophtalmologiste ne peut exercer le métier d’opticien en parallèle.
Malgré toutes ces règles et étant donné que la détermination des verres correcteurs n’est pas toujours simple, il peut arriver à l’ophtalmologiste de commettre une erreur, que se passe t’il dans ce cas ?

Erreur de prescription : que risque-t-on ?

Un jugement du Tribunal d’Instance de Rouen, en date du 7 mars 2000 résume bien la position actuelle de la Justice sur le sujet : « Le praticien n’est tenu que par une obligation de moyen de sorte qu’il appartient au patient de démontrer qu’une faute peut lui être imputée ». Ce jugement a été rendu dans le cadre d’une soi-disant erreur de prescription de verres correcteurs. La loi est d’ailleurs claire :
Article L 1142-1 I code de la santé publique, l’ophtalmologiste n’est responsable « des conséquences d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu’en cas de faute »
L’obligation de résultats ne s’applique pas à l’ophtalmologiste comme elle pourrait s’appliquer à d’autres professionnels de santé dans le cadre d’une vente de verres correcteurs.
Plus que l’erreur de prescription, que tout un chacun peut comprendre, c’est le coût financier des verres correcteurs qui est bien souvent à l’origine du conflit. Le vente des lentilles de contact par Internet, sans prescription, permettant d’obtenir des prix cassés sans se soucier de l’origine exacte ou de la qualité du produit en sont un bel exemple. Le patient est de plus en plus un consommateur privilégiant le prix à la qualité. Il faut savoir que l’achat en ligne des verres correcteurs ne s’est pas développé car la loi interdit le colportage des verres correcteurs.
Il existe un autre particularité propre au patient-consommateur, c’est que ses achats lui sont remboursés et que dans sa grande majorité, il considère dans notre pays ce ci comme un droit. Le patient français n’a d’ailleurs dans ce domaine pas le monopole de cette conviction. La Cour de Justice de la Communauté Européenne a même eu à se pencher sur le cas d’un luxembourgeois qui voulait se faire rembourser par l’assurance sociale luxembourgeoise ses lunettes achetées en Belgique. Au-delà de l’issue de cette affaire qui a obligé l’organisme social à rembourser les lunettes achetées dans un autre pays de la Communauté, c’est l’un des passages de l’arrêt du 28 Avril 1998 qui montre la sagesse de l’instance juridique européenne dans ce cas : « En outre, il convient de souligner que, dans l’affaire au principal, l’achat des lunettes a été effectué sur ordonnance d’un ophtalmologiste, ce qui garantit la protection de la santé publique. »

Reste à évoquer le remboursement des verres correcteurs, le port de la correction à l’école ou durant la pratique du sport ou de la conduite : à suivre…

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Commentaires (1)

  • JP

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    La vente de lunettes sur Internet n’est pas interdite.
    De nombreux sont en ligne et certains sont meme habilités par la Sécurité Sociale.
    Par contre tous ces sites presentent les meme limites:
    – pas d’essayage des montures
    – pas de prise de mesure rigoureuse
    – pas d’ajustage
    – pas de control sur le porteur
    – pas de SAV.

    La seule solution consite à acheter seulement les verres de lunettes et d’aller les faire monter chez un opticien.
    C’est ce que propose http://www.easy-verres.com qui dispose pour cela d’un reseau de plus de 600 opticiens.

    JP

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